Madère 2023. La ligue européenne de natation organise le championnat d'Europe Master (plus de 25 ans) en petit bassin (25m) ainsi que deux épreuves d'eau libre, dans l'océan. Un nageur du club s'est envolé pour ce petit caillou qui émerge au milieu de l'Atlantique. Antoine-Romain Rozwadowski raconte de l'intérieur cette nouvelle expérience.
Sur la droite de l'appareil j'aperçois enfin le morceau de basalte verdoyant. "Tiens, c'est marrant cette structure sur pilotis, là. Moche, mais étonnant. C'est grand dis donc... On dirait presque... Non... C'est la piste d'atterrissage de l'aéroport !"
Demi-tour dans les airs, et le commandant de bord vise l'asphalte qui repose sur des piquets. Boum, les roues embrassent le bitume et un tonnerre d'applaudissements retentit. "Ça va, ça va, est-ce qu'on m'applaudit, moi, quand je résous au tableau une équation du type 5y-3=10 !?". A propos, je pars l'esprit léger, j'ai rattrapé dès septembre les heures de cours que je ne pourrai dispenser ces quelques jours. Mes élèves ne perdront pas une miette des programmes.
Curieux, je me renseigne sur ce drôle d'aéroport. "Considéré comme l'un des plus dangereux du monde, l'aéroport de Funchal a la particularité d'avoir sa piste soutenue par des piliers en béton..."
Dans le hall de l'aéroport, un monsieur distribue les accréditations aux nageurs venant de tout le continent.
Il est midi, pas le temps de palabrer, je file au complexe comprenant la piscine olympique, ma première course étant demain matin. Un magnifique complexe, des bassins de partout, de larges tribunes et des corps affûtés. J'ai l'impression de rendre 15 centimètres en moyenne à mes concurrents. "M'en fous, j'ai des branchies."
Un mur amovible permet de couper en deux le bassin de 50m. Dès la fin des courses du matin, je plonge prendre des repères. C'est assez bizarre : le mur amovible ne touche pas le fond, et le "T" au sol se distingue assez mal. Moralité, j'ai failli me le prendre, le mur. En effet, le regard passe dessous, il faudra être attentif.
2000 m avec des allures de course, des sprints, des départs. Deux messieurs mesurent la piscine avec un laser. La ligne 0 fait 24,998m. La ligne 1 fait 24,999m. C'est indispensable pour pouvoir homologuer les records d'Europe ou du Monde me lance le plus grand. "Je vais déjà essayer de battre un record de Haute-Loire, ce sera pas mal", lui réponds-je. "Un quoi ??". "Nan rien, laissez tomber !".
Des gargotes proposent, un peu partout, une cuisine familiale et copieuse pour des sommes dérisoires. La panse pleine, je me couche tôt, demain "va falloir tarter!"
Au petit-déjeuner, quelques succulentes bananes qui poussent ici même, je loge d'ailleurs dans une bananeraie, et 25 minutes de marche me permettent un premier réveil musculaire. Un coucou aux enfants via un appel vidéo et hop, à l'eau.
J'ai mal aux bras ! Il va falloir allonger l'échauffement. La compétition est retransmise en direct sur Youtube, sympa de pouvoir partager avec la famille et les copains.
200 mètres 4 nages. Sur la start-list, nous sommes tous dans un mouchoir, ça va se jouer à pas grand-chose. C'est ma principale chance de médaille. Samedi soir à Roanne, j' ai fait un bon temps, je suis confiant.
Take your mark. Bip !
Le start est bon, le plongeon moins. En papillon, ils partent tous comme des brutes, j'ai l'habitude. En dos, j'essaie de limiter la casse. La brasse arrive, et là, c'est la remontada. C'est hyper serré, à part le premier qui s'est détaché. En crawl, je suis 3eme, à la lutte avec le 2eme. Le 4eme, juste à ma droite, grignote centimètre par centimètre. Ça va se jouer à la touche, à quelques centimètres.
Je fais mon meilleur temps, rafraîchis le record du 43, mais je termine 4ème... Je suis dégoûté. La pire des places. La médaille en chocolat. Et puis... Sur l'écran géant est noté que le premier est disqualifié pour virage incorrect en brasse. Je me retrouve 3ème à 6 dixièmes du titre ! Comment transformer le chocolat en bronze !
Compèt réussie, je vais être plus serein, maintenant.
Un quart d'heure plus tard, sur les résultats officiels... Je me vois 4eme. Je fonce vers les arbitres :
"oui, il était disqualifié, mais il a gueulé, alors on l'a requalifié.
- Ah ? Et moi, si je gueule ?
- Ben non, c'est trop tard maintenant."
Comment transformer le bronze en chocolat...
Super... De nouveau dégoûté... Mais surtout contre moi-même. En même temps, il a été plus rapide, et 6 dixièmes de mieux, et j'étais deuxième. J'ai fait tellement d'erreurs sur cette course, que je suis très très en colère... contre ma petite personne.
Dans deux heures, j'enchaîne avec le 400m nage libre. La densité sur cette course est encore plus grande. Et si je devais mettre une pièce pour une place sur le podium, je ne la mettrai pas sur mon nom.
La motivation a baissé d'un cran. "Quand on est au bal, on danse" disait Mamie... Et puis maintenant que je suis là... Ressaisis toi, il va falloir charbonner.
Je reçois plein de messages d'encouragements. Les copains d'entrainement, la famille, les amis... J'enfile les chaussettes de récup... Que puis-je faire d'autre ? Enfiler ma combi (maillot de bain spécifique pour la compétition) fétiche. Ma première. Elle commence à dater... Mais elle me porte bonheur : mes premiers titres de champion de France, la victoire aux jeux européens l'été dernier en Finlande...
Take your marks. Bip !
Je sais que le Norvégien et l'Italien seront intouchables. Derrière, nous sommes 5, au moins, du même niveau pour la 3eme place. J'ai encore un peu de mal à terminer mes courses, alors je pars fort. Je pars fort pour essayer de leur casser le moral, et pour me faire un petit coussin en vue du dernier 100m. Au 200, je passe 2'09, quasiment à hauteur du Norvégien. J'ai pas trop mal, mais je sens que la jauge d'énergie baisse à plein. Mes adversaires remontent. Va falloir tenir. Oui mais comment ? "Gainé dans les coulées, allez, applique-toi, allonge, faut limiter les résistances !". Dernier 50. Le mec à la 2 me remonte tels les taux d'intérêts bancaires ces derniers mois. J'essaie de mettre ce qu'il me reste de jambes. Ça va se jouer à la touche. Encore. Je bloque la respi dans les 6 derniers mètres, me jette sur la plaque électronique... 3eme, pour 29 centièmes ! Et un nouveau record du 43 à la clef.
Pour moi, s'en est terminé du bassin. Il me reste, vendredi, l'eau libre. 3km dans l'Atlantique. Alors Vasco de Gama et consorts, poussez-vous un peu, s'il vous plaît. La Haute-Loire est dans la place, et je ne suis pas venu enfiler des chaussettes aux mille-pattes...